Les peintures de Patrick Laurin donnent à voir le corps humain par ce qu’on pourrait appeler, à première vue, « des fragments de corps ». Mais l’expression ne résiste pas à l’examen car les cuisses, les jambes, les mains, les torses, puissants et gracieux, donnent accès à la représentation de tout le corps et même à celle de la personne. Il s’agit à coup sûr d’un homme tendre, doux et fort, d’un danseur pourtant profondément terrien : attaches solides des genoux, des chevilles. On imagine cet homme bien « planté » sur ses jambes mais en même temps porteur d’une élégance visible dans la posture du pied gauche, effleurant la terre de ses orteils.
Peinture actrice donc si l’on m’accorde comme définition de l’acteur celui qui est la médiation – la lumière – entre l’œil du spectateur et le sens (qu’il vienne d’un texte, d’un scénario ou d’une représentation puisée dans la mémoire). La traduction, que je réserve ici et que je réactualise en voyant ces peintures de torses, de mains, de jambes, de fesses, de cuisses, de genoux, de pieds, de mollets, est la série des captifs de Michel-Ange. Même rapport de puissance à l’acte, même rapport d’érotisme et de pudeur, même achèvement dans l’inachèvement.
L’inachèvement donne tour et force au geste et à la gestation du corps. La résistance de l’esquisse à la forme, résistance qui est aussi désir, se spiritualise jusqu’à devenir pur mouvement, au sens aristotélicien du terme, comme acte de ce qui est en puissance en tant que tel. Le corps cherche à se libérer du cadre et l’effet d’effort est donné dans l’absence de la tête, du regard, de l’intention. Mais l’effort, le repli – ces corps ont un espace intime qui nous échappe – est aussi jouissance.
Le corps bascule dans la matière des fonds vaporeux et doux même dans le rouge. Ce que les jambes, les mollets, les cuisses, les torses, les mains repoussent ou fuient mais en même temps appellent, c’est l’espace visuel et physique qui sépare la peinture du regard du spectateur. Dans le mouvement des corps, ce qui veut s’échapper – le torse, les jambes, les cuisses, la main – c’est ce qui est vu et même exhibé. Le dos, le ventre, le sexe, la tête que l’on ne voit jamais, sont libres : vestiges négatifs de la peinture, ce qui n’est pas donné à voir et qui jouit dedans entièrement.
Ce qui est donné à voir, c’est le corps en quête d’une disparition, d’une intimité qui, par définition, tourne le dos au spectateur et le laisse campé sur ses deux jambes en face. C’est une peinture de derrière la tête comme si Patrick Laurin avait cherché à remonter le temps de sa propre gestuelle, comme si ses coups de pinceau ou de crayon avaient pour fin de donner à voir l’esquisse dans la forme achevée, la virtualité ou la puissance du tableau dans l’acte même de l’œuvre.
Effet de renversement : mon espace visuel est compromis dans sa structure et sollicité dans ses attentes car la liberté et la jouissance se logent derrière ce qui est visible – délogeant tout regard – dans le repli du corps, dans la disparition de la forme ou, plus exactement, dans sa suspension, manifeste dans les lignes intentionnelles qui débordent le premier cadre – la première conscience – du tableau vers un autre cadre, une autre conscience, une autre énigme.
La forme perd pied et, en arrière de ce que je vois et de ce que je perçois, il n’y a sans doute plus rien de visible mais la peinture se continue par ses lignes intentionnelles qui tracent le style de ce qui montre en acte la puissance d’être.
Véronique Le Ru
Professeur de philosophie Université de Reims
Juin 2000